L'influence des réseaux sociaux
- ASH Sorbonne

- 7 avr. 2020
- 7 min de lecture
Il est évident le rôle de plus en plus central rempli par les réseaux sociaux dans nos existences, et l’on est donc porté à s’interroger sur la manière dont ils pourraient influencer nos existences. Cependant, les réseaux sociaux, comme on essayera de montrer, ne sont que l’effet d’une crise beaucoup plus large, de sorte qu’ils sont moins la cause de certains effets, et du coup ils sont moins des influents, que des effets d’une crise métaphysique plus profonde et radicale. C’est pourquoi, avant de s’interroger sur leur influence, il faut se poser la question de leur raison d’être : pourquoi les réseaux sociaux ? Cela est d’autant plus vrai que pour comprendre un phénomène il faut toujours en revenir à ces causes, qui pourront en conséquence jeter de la lumière sur les effets dudit phénomène.
La question qui se pose donc est la suivante : quelle est la raison d’être des réseaux sociaux et de notre fréquentation de ces réalités virtuelles ?
Pour répondre à cette question il est utile probablement de partir d’un exemple, et notamment de l’archétype du réseau social, à savoir Instagram. Résumons en brefs ses fonctions en disant qu’il consiste dans la possibilité que chaque utilisateur possède de partager des photos qu’il prend, soit de manière permanente, soit pendant un temps limité (une journée).
Commençons par préciser qu’une condition préalable pour pouvoir parler de réseau social c’est la nature autotélique de ce dernier : le réseau ne doit pas être un moyen pour atteindre d’autres objectifs, comme par exemple peut être le cas pour un journal qui publierait des photos sur instagram : dans ce dernier cas il ne s’agirait pas d’un usage authentique du réseau, car la même fonction pourrait être accomplie par d’autres instruments (télévision, journal papier…). Pour comprendre la nature d’un phénomène il faut d’abord percevoir et comprendre son principe d’individuation, c’est-à-dire ce qui rend ce phénomène unique, ce qui le distingue de tous les autres et qui lui revient à lui seul. C’est pourquoi il faut considérer pour l’instant le phénomène du réseau social comme autotélique : quand on publie des photos sur instagram, on ne le fait pas parce que notre travail consiste en cela, mais la publication est faite par elle-même.
Mais alors pourquoi le fait-on ? Il nous semble si naturel de prendre une photo pour la publier, mais il s’agit en vérité d’un des actes le moins normal qui soit, étant donné que l’on préfère, dans l’acte de prendre la photo, de placer entre l’événement qui se manifeste en face de nous et nous l’écran de la caméra. On choisit donc de se détourner de l’immédiateté de l’événement ou de l’objet qui se manifeste devant nous à travers la médiation de la photographie. Et soyons clairs, il ne s’agit pas non plus d’art, ou au moins ce n’est pas le cas dans la plupart des utilisateurs. L’art peut certes nous faire apparaître l’événement d’une façon nouvelle ; mais l’événement artistique est toujours construit, créé (c’est pourquoi l’artiste est un créateur), de sorte que le photographe est parfaitement maître de l’événement qu’il va figer avec la caméra, tandis que l’utilisateur gamma de Instagram est tout à fait inconscient de ce qu’il fait. Il n’a aucune conscience de ce qui se passe autour de lui, il est complètement dépendant de la machine, dont il ignore même le processus de fonctionnement.
Donc la question qui se pose est la suivante : pourquoi prendre des photos au lieu de vivre l’événement qui se dresse devant nous ? La question se pose d’autant plus que la plupart des photos des réseaux sociaux, quoique, je l’accorde, pas toutes, représentent des événements tout à fait triviaux, dépourvus de tout caractère mémorable. Et pourtant l’on sent la nécessité de prendre la photo d’un plat, même si très banal, au restaurant. Pourquoi sommes-nous si ennuyés par le Monde qu’au lieu de le vivre on préférer le partager ? S’agit-il d’un sentiment d’altruisme absolu qui nous fait désirer de porter notre monde aux autres ? Mais aux autres intéressent quelque chose de notre monde ? Non, mais moins encore du leur. C’est pourquoi d’une part ils regardent celui des autres, et d’autre part ils leur offrent le même contenu.
Or la plupart des sceptiques des réseaux sociaux ne prennent pas en considération ce phénomène en vertu de la banalité de ces échanges de vie quotidienne. Mais aucun paradoxe ne peut se considérer comme banal, et là l’on a affaire à un très grand paradoxe : comment se fait-il que l’on préfère se détacher de notre vie quotidienne et la partager au lieu de la vivre. Est-ce qu’une vie qui ne serait pas vécue peut elle être considérée encore une vie ? Et pourtant, comme j’ai dit plus haut, ce paradoxe n’est pas originel, mais n’est qu’une des manifestations d’un phénomène originaire plus profond, le nihilisme. Qu’est-ce que le nihilisme ? Les philosophes l’ont défini de plusieurs façons, mais ce qui est intéressant pour notre propos ce n’est pas tant en donner une définition, quant comprendre la semence originaire de laquelle il est issu, et avec lui le réseau social. On peut dire que cette semence consiste en une considération métaphysique assez erronée, à savoir l’idée que toute chose, tout étant sort du néant (naissance) et retourne au néant (mort). Autrement dit, elle consiste dans le malentendu selon lequel l’Être puisse se produire du Néant, et puisse aussi s’anéantir dans le Néant. Cette erreur est riche de conséquences dans l’histoire spirituelle occidentale : sa manifestation la plus évidente est peut-être le christianisme, à savoir la religion selon lequel Dieu (Être) tire du Néant la Créature. Le concept même de création ex nihilo présuppose l’existence du Néant et la possibilité de tirer de l’Être à partir du Néant.
Cela dit, le lecteur se demandera sans aucun doute en quoi tout ce discours pourrait avoir affaire à notre sujet. Eh bien, on y arrive. Avant il faut souligner le tragicité de cette perspective, dans laquelle tout est destiné au rien, ce qui fait en sorte que tout est vain, éphémère et caduque. A quoi bon vivre dans un monde qui ne vaut rien, étant donné que le Rien constitue son horizon ultime ? Pour faire face à cette vision ontologique l’homme a essayé de se protéger derrière des structures ontologiques fortes, à savoir derrière des êtres qui se poseraient au delà de ce Rien qui semble constituer le principe et la fin de tout étant : comme on disait plus haut, le christianisme est un exemple de cette pensée. La survivance des âmes en est peut-être l’exemple le plus frappant. La mort, symbole par excellence de ce Néant dont il était question, est dépassé par la survivance. On vit en sortant du rien (création ex nihilo), on meurt (on retourne à ce Néant originaire) et enfin on ressuscite dans l’au-delà, c’est-à-dire on revient à l’Être, cette fois-ci éternellement.
Cette angoisse originaire, qui a produit, entre autre, le christianisme, est aussi à l’origine de nos chers réseaux sociaux. La vie pour elle-même est dépréciée en vertu de sa nature éphémère : tout objet finit par se détériorer, tout événement par cesser, la vie elle-même n’aboutit qu’à la mort. Tout est désolant, car tout passe, rien ne reste. Pour faire face à ce sentiment, l’homme se réfugie dans le réseau social, et de même que le chrétien nie la vie d’ici bas pour survivre dans le monde de là-haut, l’utilisateur des réseaux sociaux ignorent ou négligent les événements qui s’offrent à lui dans ce monde, pour protéger son être caduque dans le monde virtuel des réseaux sociaux. Et il ne peut pas se contenter de prendre des photos pour lui-même, il doit les partager, car s’il est vrai que, comme le dit Lacan, le « je » commence à partir d’un autrui que le reconnaît comme tel, alors il faut que, pour que ce succédané de la vie soit reconnu comme être, sur les réseaux sociaux soient présents des systèmes de reconnaissance.
Pour revenir au paradoxe du départ, il faut dire que si l’homme préfère se détourner du flux de la vie pour se réfugier dans le Monde des Idées représenté par les publications, c’est parce que ce flux semble ne mener nulle part, et son continu mouvement même pose problème, étant le devenir perçu comme le mouvement qui mène toute chose de l’Être au Néant, devant toute chose, pour devenir autre, cesser d’être elle-même. Qu’est-ce qu’il y a de meilleur pour figer ce devenir sinon une photographie ? Et cela est d’autant plus vrai que la photographie en question n’est même pas imprimée, elle ne subit pas le sort de tout objet, elle ne peut pas jaillir ou s’entacher. Si donc Instagram est le roi des réseaux sociaux c’est parce qu’il accomplit le mieux cette fonction. Mais la même considération vaut aussi bien pour les autres. Considérons à titre d’exemple Twitter. Le paradoxe se reproduit pareillement : pourquoi préfèrent-on communiquer avec des étrangers qui ne sont pas présents dans nos vies, qui n’ont donc aucune prise sur nos existences, au lieu de cause avec ceux qui composent notre propre monde ? Pourquoi dédier du temps à des virtualités au lieu de porter son attention à des individualités en chair et os ? Justement parce que les virtualités sont au-delà du temps, tandis que verba volant, et il ne vaut donc pas la peine de parler avec des proches, dont les paroles n’ont de durée que le temps de la profération. D’ailleurs c’est cette même absence de temporalité de twitter qui rend toute discussion impossible : le dialogue se fait avec une voix qui parler après l’autre, et qui dit les choses qui dit en conséquence des remarques que la voix précédente aurait soulevé. Or la succession requiert justement le temps, qui est, selon notre thèse, absent des réseaux sociaux. C’est pourquoi dans ces derniers on se tire dessus des mots, dépourvus même de tout désir de convaincre : l’important ce n’est même pas de changer l’opinion d’autrui, l’important est de donner place à sa voix, de sorte que celle-ci puisse faire front à la caducité du réel. Si l’on blesse l’adversaire, tant mieux, car ce sera le signe de l’hauteur de notre voix.
Marco Giudetti




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