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ÉRECTION DE LA CROIX, PIERRE PAUL RUBENS 1610-1611


La reproduction du sacrée à travers l’art est une quête que l’homme tente d’accomplir depuis les prémices de son existence.

C’est encore plus vrai au XVIe siècle avec la Contre-Réforme enclenchée par l’Église dans une optique de répression de la réforme protestante, qui se veut iconoclaste. Contre-Réforme qui verra naître le Baroque, mouvement artistique qui place dans de grandes mises en scène les icônes bibliques et nous exhorte à adorer.

C’est aussi le siècle de la sortie de l’obscurantisme moyenâgeux, de la Renaissance porteuse de la révolution humaniste et d’un renouveau artistique. C’est le moment de la reconnaissance de l’artiste en tant que créateur. La renaissance va se propager en occident depuis l’Italie que le présentateur de l’émission Au cœur de l’histoire sur Europe 1, Franck Ferrand, qualifie comme « la source de l’art ».

Ainsi Pierre Paul Rubens, baptisé dans la foi catholique depuis une dizaine d’années et qui n’a pas encore 23 ans, part en Italie chercher les grands enseignements de Michel-Ange, Le Jeune et Le Caravage entre autres, qui auront une influence sur sa peinture. Il finira par s’illustrer dans les grands noms du Baroque et deviendra propagateur de l’impérialisme catholique qui reprend la recette du Concile de Nicée.

Pour représenter le sacré à travers l’art, il est fondamental de se poser la question de la définition du sacré. Or, c’est une notion qui, au même titre que la beauté ou l’âme, est conflictuelle puisque intelligible. Cependant les définitions les plus « universelles » du sacrée renvoient à la religion.

Cela pose également problème lorsque l’on constate que le terme de religions peut s’appliquer à des régimes politiques comme le maoïsme, en ce sens la foi serait la seule caractéristique de la religion et il suffit d’avoir foi en une chose ou une personne pour lui attribuer un caractère sacré.

Ainsi, le palais-atelier de Rubens à Anvers, l’intérêt soudain pour une œuvre à la découverte de la signature PPR ainsi que son titre de peintre officiel de la cour de Flandre ne serait que le bilan de la sacralisation de l’artiste.

Et si l’on va plus loin dans le raisonnement, on pourrait en déduire qu’il suffirait d’analyser une œuvre d’art pour prendre connaissance de ce que l’on considère sacré au temps et dans la société de l’œuvre. Ce qui voudrait dire que l’art ne reproduit pas le sacré, mais le crée et que donc les artistes sont, s’il faut le dire vulgairement : dieux.

Je vais tenter l’expérience en analysant le triptyque de Rubens, L’érection de la croix (1610-1611), exposé à la cathédrale d’Anvers.


Rubens, la personnalité de son temps


Pendant la trêve de douze ans Rubens reçoit une commande de la part de l’église Sainte-Walburge, pour un maître autel monumental, à Liège. Mais cette commande trouve son origine chez le riche marchand d’épices, Corneille van der Greest. Celui-ci, amateur d’art et que l’on peut qualifier d’admirateur de Rubens selon le site de l’ASBL Pastoral du tourisme à Anvers, avait pour but d’exposer le talent de Rubens aux visiteurs de la paroisse. La commande est passée en 1609, soit un an après le retour de Rubens aux Pays-Bas de l’Italie où il a côtoyé les écoles des Grands de la Renaissance. Cependant, l’église menacée par la démolition, L'érection de la croix sera transporté à Anvers dans la cathédrale Notre Dame, plus grande église gothique des Pays-Bas en 1816 où elle rejoint sept autres chefs d’œuvres de Rubens, dont La descente de la croix. Les deux tableaux seront placés d’une part et d’autre de l’autel avec L’érection à gauche et La descente à droite, recréant ainsi l’épisode de la mort du Christ dans une mise en scène fabuleuse.

En rentrant dans cette cathédrale, on comprend donc l’importance du personnage de Rubens, non seulement en art, mais également en politique. En effet, s'il semble omniprésent à Anvers de par les hommages rendus et de par son « palais-atelier ». C’est parce qu’il fait partie de la génération de l’École d’Anvers qui offre un renouveau artistique à la ville à travers le Baroque. On parle alors de Renaissance flamande, qui ne se suffit plus de l’italianisme : la source de l’art baroque se trouve au temps de Rubens, en Flandre.


Évolution du rapport à la crucifixion


L’érection de la croix raconte le moment où la croix sur laquelle Jésus est cloué s’élève pour venir se planter sur les terres du mont Golgotha. La crucifixion est un terme récurrent dans l’art religieux et qui a traversé les époques par de nombreuses interprétations. François Boespflug y dédie un livre intitulé La croix, dans lequel il explique que « La crucifixion était un supplice atroce et infamant. Elle était réservée aux esclaves et aux traîtres. Il était donc tout simplement impossible aux premiers chrétiens d’affronter cette image. Le traumatisme était trop fort. Il faut attendre la conversion de Constantin et que le christianisme devienne la religion officielle de l’Empire, puis que Théodose mette fin au supplice de la crucifixion pour voir ce tabou enfin levé dans l’art ».

Ainsi au Moyen Âge, les premières représentations du Christ sont appelées Christus triumphans, ou Christ triomphant, dans lesquels Jésus est vivant, digne face à la douleur qu’il ne semble pas sentir, et surtout divin, pas humain.

Arrive la Renaissance porteuse d’humanisme qui va « humaniser » le Messie de manière relative puisque, si Jésus perd de son auréole et qu’il gagne en veine et tendons, il se vêtit également des biceps d’un demi-dieu grec. Alors, si le sacré ne semble plus si inaccessible par rapport au temps du Moyen Âge, il demeure lointain par la représentation idéalisée de l’homme en la personne de Jésus (à l’exception de Grünewald).

Au fil du temps qui passe et du traumatisme de l’exécution barbare qui s’éloigne, l’art va porter l’adoration sur la souffrance du Christ, sacrifié pour l’humanité.

Ainsi, lors du Concile de Trente , les jésuites favorisent la dévotion, la monumentalité et l’accès sensible à la croyance. Les artistes vont tourner les derniers instants de Jésus en épisode solennel par la transe, la jouissance de celui-ci face à sa mort dont la réalité est pourtant terriblement cruelle, lente et douloureuse. Le dos est complètement tourné au Moyen Âge à l’heure de la Contre-Réforme ; c’est la douleur et la cruauté du châtiment qui élève le croyant au sensible.

Le blog Ad imaginem Dei illustre cette évolution de la sacralité chez le personnage de Jésus:


L'érection de la croix, œuvre baroque


Dans la continuité du contexte de Réforme catholique et de monumentalité de l’image, va naître le Baroque. Courant artistique dans lequel, on l’a compris, Rubens s’illustre, et qui qualifie l’œuvre étudiée puisque le thème de l’érection de la croix naît avec le Baroque. Ce mouvement rompt avec les harmonies de la Renaissance. Pour créer des scènes grandioses, les artistes vont jouer avec le mouvement et les dimensions de manière exagérée afin de faire rentrer le spectateur dans le tableau. On ne va plus chercher le sacré, c’est lui qui nous trouve.

Maintenant tous les éléments de contexte posés, nous pouvons procéder à l'analyse du tableau afin de venir à bout de l’expérience dans laquelle nous nous sommes lancés. Tout d’abord une description générale :

De gauche à droite, nous avons d’abord sur le premier panneau, en bas à gauche, un groupe de femmes qui se lamentent du sort du Christ, et derrière elles, Marie et Saint Jean-Baptiste. Notons que tous les regards des protagonistes de ce panneau, à l’exception d’une femme, se portent vers le panneau central. Le panneau central montre neuf hommes tentant de soulever la croix sur laquelle est cloué Jésus, et dont le corps plus lumineux contraste avec l’arrière-plan sombre. On aperçoit également un chien qui assiste à la scène. Enfin, sur le panneau de droite, on peut voir au premier-plan un commandant romain à cheval et ses soldats derrière lui. En arrière-plan, un soldat romain attache un larron sur une croix à l’horizontal pendant qu’un autre soldat à leur droite fait avancer un autre larron pour l’attacher également. Finalement, en haut du panneau, on voit la lune de couleur rouge, derrière les nuages. L'arrière-plan du panneau gauche et d’une grande partie du panneau central est un mur de pierre sur lequel prolifèrent des plantes. Sur la partie droite, le ciel nuageux et la lune rouge constituent l'arrière-plan. Le regard et le bras du commandant ainsi que les regards des femmes éplorées de gauche attirent le regard du spectateur vers le panneau central, où les manières différentes des bourreaux d’essayer d’élever la croix et la tension des muscles créent un mouvement chaotique. De plus, le contraste entre les deux arrières plan à droite, le ciel dégagé nuageux et à gauche la scène qui prend place dans l’ombre d’un mur de pierre, anticipe l’épisode d’éclipse survenu à la mort de Jésus dans les textes abrahamiques. L’inscription en haut de la croix qui décrit les chefs d’accusation de Jésus avec la fameuse inscription « roi des Juifs ».


La peinture selon Rubens


Rubens est considéré à son époque comme moderne, puisqu’il rejette le dessin pour le coloris, à travers lequel il voit un moyen de transmettre la sensation.

C’est particulièrement remarquable sur le panneau central où la cacophonie de couleurs vives comme la tunique rouge d’un des bourreaux, le vêtement bleu de son camarade plus bas et la peau mate d’un autre se superposent toutes et laissent l’œil du spectateur confus. C’est aussi ce qui est à souligner quant aux traits définis par la juxtaposition de couleurs sur le cheval du commandant.

Lors de son séjour en Italie, il est reconnu que Rubens avait côtoyé les écoles de certains grands noms de la Renaissance dont le Titien qui l’a beaucoup influencé et dont l'arrière-plan du tableau rappelle une de ses œuvres. En effet, on retrouve dans cette Aldobrandini Madonna de Titien, le même découpage d’arrière-plan que chez Rubens.

Celui-ci ne s’est pas défait de l’humanisme qui fonde son éducation et que l’on retrouve dans ce tableau à travers le réalisme des corps des protagonistes, mais également dans les reflets du feuillage et de la crinière du cheval. On retrouve également un Christ en majesté, sublimé dans les codes grecs antiques. Les lignes caractéristiques baroques sont également très présentes dans la peinture de Rubens, notamment sur cette œuvre où elles suggèrent un mouvement ascendant et créent une dynamique qui englobe le regard du spectateur. L’influence du Caravage se ressent également dans le personnage de la femme qui sollicite le spectateur du regard sur le panneau de gauche.


Le sacrée représenté dans L’érection de la croix


La représentation du sacré ici peut paraître évidente et pourtant, elle ne l’est pas tant. La mise en valeur de Jésus par le jeu de lumière et sa place au centre pourraient convaincre, mais le divin ici est ce que Jésus, réduit à l'état d’homme au corps d’athlète, regarde. En effet, un panneau supérieur qui fut enlevé, représentait Dieu, et donc dans le regard du spectateur, Jésus regardait son Père, ce qui mettait en scène dans l’imaginaire du croyant, les derniers mots de Jésus.

Ici, Rubens nous présente un fils abandonné, qui se tourne dans cet instant de grande détresse vers son Père. À mon sens, la seule façon de ne pas être touché par cette scène serait d’être victime d’un trouble antisocial.

Si l’on se concentre sur le visage de Jésus, on peut y interpréter un sentiment de jouissance à travers les traits que lui peint Rubens ; jouissance de souffrir, de rejoindre le Père, de se sacrifier pour l’humanité. Il jouit de mourir de la façon la plus horrible, pour nous, pécheurs. En plus d’être un appel à la dévotion, Rubens enclenche une véritable catharsis à travers son personnage. Comment ne pas se sentir mal d’exister, de pécher quand le plus pur des hommes prit plaisir à endurer la souffrance et à mourir pour nous ? Rubens nous incite à ressentir la douleur du Christ ou du moins à vivre selon les dogmes de l’Église en gardant en tête le sacrifice du fils de Dieu.

De plus, Marie et Jean, les deux autres êtres de nature sacrée, semblent, en comparaison aux femmes éplorées à leurs pieds, indifférents à la scène qui se déroule devant eux. Pas grand-chose n’émane d’eux : leurs vêtements sont aussi ternes que leurs habits et aucun halo de lumière ne les illumine. Ils semblent en retrait pendant l’agitation des autres personnages, un peu cachés dans les ténèbres qu’offre l’ombre du mur de pierre. On peut imaginer que les figures divines sont ainsi dédouanées de l’affaire et que l’exécution de Jésus ne fut pas déterminée, que les hommes seuls en furent la cause. Les deux saints apparaissent comme victimes résignées de la fatalité du vice humain et nous sommes pris de pitié par la situation de Marie et du sort de son fils. On se sent honteux et coupable en tant que membre de l’espèce la plus cruelle qui existe dans la nature.

Cependant, ces deux personnages, par leur propre situation de spectateurs, sacralisent le vrai spectateur de l’œuvre en le mettant à leur place. Le croyant, face au triptyque, refuse la scène et la condamne. Toutefois, appuyé par une forme d’indifférence compréhensible, on ne s’attend pas à ce qu’il découpe la toile à l'endroit où sont dessinées les têtes des Romains.


Enfin, la dernière représentation du sacré, plus implicite, est la lune rouge du panneau droit. Cette lune annonciatrice plonge le spectateur dans les méandres des récits bibliques. Le tableau n’est plus que la passerelle vers la spiritualité, vers le sacré. Si les croyants sont croyants, c’est parce qu’ils ont la foi, alors l’art de Rubens en ce sens, n’est dès lors qu’une passerelle facilitant l’élévation de l’esprit vers le sacré. Ce serait la condition du sacré, puisque Rubens, fervent catholique et grand soldat de la Contre-Réforme et du Baroque, diffuse l'impérialisme catholique de l'époque et l’utilise comme un argument d’autorité. Ce dernier est alors en opposition avec le protestantisme, qui refuse les icônes et utilise leur grandeur pour faire rentrer le croyant dans une phase. Les protestants n’ont alors pas besoin de cette représentation pour se tourner vers le sacré, l’accès à celui-ci étant un détournement du vulgaire vers le sensible. Mais est-il alors pertinent de parler d’art sacré ?


Pour conclure, le caractère sacré de l’art de la Contre-Réforme et du Baroque n’est qu’une grande imposture, une tentative d’hypnose d’une masse à majorité encore ignorante par une église corrompue et immature qui se rapproche plus d’une politique autoritaire que d’un idéal biblique, tout cela dans un arrière-plan de massacre (Saint-Barthélemy). Mais aujourd’hui, alors que la plupart des pays prônent la laïcité et que l’on ne regarde plus les retables comme partie prenante du rite mais comme œuvre d’art, la contemplation de ce tableau ne serait plus un outil pour se détacher du sensible mais un présent de Dieu, puisque si le sacré revient à la foi et que l’on croit au talent de Rubens, alors, le fait qu’il soit auteur de tel ou tel production en fait une relique et l’on va se consacrer à l'admiration de la peinture, des coups de pinceau de la composition. On rentre là aussi dans une sorte de transe, d’adoration face à la perfection de la création divine.


Diana Allary



 
 
 

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